C'était au temps du 13 rue Pali Kao.
Flo enfilait ses lourds souliers noirs qui soulignaient, par contraste, la délicatesse de son ossature et la légèreté de ses gestes.
"C'est vraiment gentil à toi de me rendre ce service. Je reviendrai en fin d'après midi, normalement le livreur sera déjà passé et aura installé le nouveau chauffe eau."
Arnaud sourit, il adorait entendre qu'il était gentil, surtout lorsque ce qualificatif sortait des lèvres de son amie (son idole). La chaleur réchauffait son visage, se répandait sur sa nuque, ses trapèzes, comme si son corps venait d'être massé par des mains expertes.
- Je t'en prie, je n'avais rien d'autre à faire aujourd'hui.
- J'ai laissé mon ordi allumé, si tu veux regarder un film pour t'occuper en attendant.
- Ok, à tout à l'heure !"
La porte claquée, Arnaud se précipita à la fenêtre pour regarder (admirer) les foulées de Flo qui la dirigeaient vers la bouche du métro.
Qu'il était bon de contempler cette jolie silhouette d'en haut (mais aussi d'en bas, de la gauche et de la droite) !
Des ondes de bonheur le traversaient de se trouver ici, chez Flo, de revêtir le costume de l'homme de confiance à qui elle n'hésitait pas à donner une mission aussi importante, qu'elle osait laisser seul dans son cocon intime.
Il saurait être digne de cette confiance !
Oh Flo, Flo, Flo !
Arnaud passa quelques minutes à tourner au hasard dans les deux pièces de l'appartement.
Si quelqu'un avait pu voir le grand sourire qui s'étendait sur son visage, il l'aurait qualifié de rayonnant.
Les regards d'Arnaud allaient et venaient, sans se poser, sur la décoration minimaliste des murs, sur les chaises dépareillées, les meubles d'occasion... Un rien l'émerveillait puisque tout ici constituait une preuve solide de l'existence de Flo.
Il s'arrêta dans la chambre et s'assit sur le lit (le lit où elle dormait!) pour ouvrir l'écran de l'ordinateur portable. Il avait en effet largement le temps de regarder un film, plutôt une comédie car il se sentait d'humeur légère.
C'était donc sur ce clavier que Flo tapotait de ses doigts agiles les billets du blog qu'il consultait (trois à quatre fois) chaque jour. Si aucun nouveau post n'apparaissait, il en relisait d'anciens au hasard, aimant se perdre dans les dédales des émotions, des évènements du passé de son amie (sa chérie).
Il adorait lire les mots qu'elle agençait, pénétrer sa pensée au rythme de ses phrases; pour un peu il aurait embrassé de reconnaissance les touches de ce clavier sur lesquelles avait rebondi la pulpe des doigts de Flo.
Arnaud remarqua, au milieu de la demi-douzaine d'onglets ouverts, le site qui hébergeait le blog de Flo. Cliquant dessus, il constata qu'il ne s'agissait pas de l'adresse qu'il consultait habituellement (frénétiquement) mais d'un blog "privé", protégé par un mot de passe. Flo avait déjà évoqué ce journal intime, comme on disait autrefois, qui avait fasciné Arnaud du seul fait de son existence. Elle avait bien précisé que personne ne le consultait, ni ne consulterait jamais le site où elle déversait son âme.
Or, les yeux éblouis d'Arnaud constatèrent que le mot de passe du blog était enregistré : il pouvait, s'il le souhaitait, consulter les pensées les plus secrètes de Flo.
L'atmosphère de la pièce s'était réchauffée, une goutte de sueur glissa le long de la tempe arnaudesque.
Non, il ne pouvait pas lire ces pages, ce serait trahir Flo, leur si belle amitié (son amour fou pour elle). Arnaud claqua d'un coup sec l'écran du portable et se rendit aux toilettes. Il aspergea son visage d'eau froide, murmurant "non, non, non" sans parvenir à chasser l'envie folle qui secouait tout son corps.
Mais peut-être Flo avait-elle, consciemment, laissé cet onglet ouvert afin qu'il puisse découvrir ses pensées les plus intimes que, par pudeur, elle n'osait lui révéler de vive voix ?
Peut-être voulait elle être lue (nue !) aujourd'hui, pour qu'Arnaud apprenne les sentiments - sûrement très tendres - qu'elle nourrissait à son égard ?
Rejetant brusquement la serviette avec laquelle il essuyait son visage, Arnaud courut vers la chambre, manquant de s'étaler dans le couloir. Haletant, il rouvrit le capot de l'ordinateur, cliqua sur l'onglet du blog de sa main tremblante et lut comme un forcené.
Il ne s'interrompit que deux heures plus tard lorsque le nouveau chauffe-eau fût livré et installé par un gaillard qui devait peser un bon quintal. Arnaud enregistrait les détails du monde extérieur, absorbait la réalité sans qu'il n'en fasse plus vraiment parti.
Entre les murs de son esprit, rebondissaient les mots terribles inscrits sur l'écran. Flo le qualifiait de "petit chien" qui la suivait partout, Arnaud était décrit "collant", "gluant", elle ne savait plus comment se "débarrasser" de lui.
Comment pouvait-elle le considérer aussi mal ?
Pire encore, en dehors de ces qualificatifs peu flatteurs, Flo n'évoquait presque jamais Arnaud dans les multiples posts de son blog.
Comment pouvait-il aussi peu exister dans sa vie ?
Insignifiant... lui, l'ami fidèle, rendant de multiples services, respectant sa volonté d'en rester au stade platonique alors qu'il ne rêvait que de passer la journée à embrasser ses phalanges... la nuit à respirer son haleine... la vie à vénérer l'ombre de ses pas...
Arnaud aimait Flo,
Flo méprisait Arnaud,
Flo s'offrait à d'autres hommes, à des brutes recrutées sur internet qui devaient ressembler au livreur/chauffagiste de tout à l'heure.
Flo aimait pratiquer le cul avec des inconnus.
Peut-être en ce moment même haletait-elle, toute suante de plaisir, empalée sur le pieu énorme d'un golgoth, pendant qu'Arnaud se noyait ici dans la tristesse et l'angoisse.
La main - tremblante comme jamais - manipula la souris :
"Supprimer le blog", "êtes vous sûr ?", "oui".
"Blog supprimé avec succès".
Flo avait cessé d'exister, la rue Pali Kao aussi.