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Une âme effarouchée
22 décembre 2022

Mâchoires serrées

Le train est bondé.
Le train est bondé et son départ a été retardé.
"Sans doute retardé par ces attardés d'arriérés de la CGT ou de Sud Rail" fulmine intérieurement Ombeline Favre, en se laissant tomber sur son siège côté couloir.
Elle installe nerveusement son ordinateur sur la tablette, puis s'oblige à prendre un chewing-gum pour soulager ses mâchoires (serrées au point de lui faire mal) . Elle repense aux paroles de son dentiste, au risque de voir ses dents abîmées si elle passe trop de temps à les comprimer les unes contre les autres.
Il faut qu'elle se détende.
Elle a besoin de ses dents éclatantes et de son sourire parfait pour continuer son ascension fulgurante au travail. Car ça y est, la voilà désormais Chef de projet CRM  (Customer Relationship Management) dans cette grosse boîte, c'est pas mal à son âge et ce n'est que le début. Directrice marketing à moyen terme, telle est sa cible, son souhait, son voeu.
Après tout, Hugo Bossard, le titulaire actuel du poste, n'est pas éternel (déjà 43ans) et des rumeurs circulent dans la boîte selon lesquelles il aurait eu un comportement "inapproprié" avec une stagiaire en 2017.
"Hugo Crevard" l'appelle Ombeline en son for intérieur.
Le wagon ressemble à un food court pour microbes et virus. Les toux sèches puis grasses résonnent à tour de rôle, comme des chants de coqs se répondant à travers la campagne.
Ombeline soupire, ressent le besoin de coupure et de lâcher prise.
"Il faut absolument que je suive les cours de danse de Peter Humpleton! C'est le meilleur, tout le monde le dit. J'espère qu'il propose un workshop ou une masterclass en France... sinon j'irais prendre les cours à New York, ça me fera des vacances."
Le train est surchauffé, apparemment la sobriété énergétique ne s'applique pas à la sncf.
Ombeline aimerait enlever son gros pull d'hiver mais elle n'ose pas car elle n'a pas mis de soutien gorge ce matin. Et elle sait parfaitement, surtout avec ces foutus miroirs placés au dessus des sièges, que les mecs de 13 à 93ans disposent de super détecteurs à tétons intégrés aux mirettes.
Donc Ombeline transpire.
Le jeune homme du siège voisin, côté fenêtre, est plié sur son portable, reniflant bruyamment à intervalles réguliers, comme un  petit morveux que sa maman n'aurait pas mouché.
Ombeline aimerait lui administrer une série de claques pour l'inciter à cesser son jeu vidéo débilitant et à enfin sortir le mouchoir approprié.
"Respire Ombeline, respire, voilà, comme ça, par le nez, gonfle ton ventre, rentre dans ta bulle de sérénité."
En consultant l'agenda de son ordinateur, elle réalise que c'est le premier jour de l'hiver. L'automne est passé en coup de vent cette année... des images et sensations récentes remontent à la surface de sa conscience.
La scène se déroule à l'arboretum.
À la surface d'un petit étang, flotte le jaune des feuilles mortes du saule qui se mêle au rouge éclatant tombé du liquidambar.  Autour du plan d'eau, le sol est recouvert d'un roux tapis garni d'aiguilles provenant des cyprès chauves.
Un colvert se croyant encore en période de reproduction vient mordre du bec l'arrière train d'une femelle. Alors, peut-être par mimétisme animal, Aurélien pose une main sur les fesses d'Ombeline.
Ce qui l'agace profondément.
"Ce salaud a transformé la douceur en lourdeur" Ombeline revient au présent avec cette pensée. Aurélien, son fiancé, est un salaud mais surtout c'est un falot!
"Espèce de gros falot!" Elle ne peut retenir un sourire qui, combiné à l'action du chewing-gum, détend agréablement ses mâchoires fatiguées.
Elle ne sait plus vraiment ce qui a pu l'attirer un jour chez Aurélien, il n'est pas laid et c'est à peu près tout ce qu'on peut dire de lui.
Par delà le temps qui passe, à travers les vitres crasseuses, le paysage fait défiler des milliers d'autres vies possibles, aussi excitantes qu'insignifiantes.
Au moins le train avance, même bondé, même retardé.
Au moins la distance s'allonge entre Ombeline transpirant et Aurélien le transparent. 

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Commentaires
O
Même avec une photo moins floue, je n'aurais pas trouvé.<br /> <br /> Moi c'est la formule "un pied dehors, un œil dedans" que j'aime bien. Me tenant naturellement dans les angles, sur les bords, et incapable d'être pleinement présente dans une ambiance, la formulation me correspond bien.
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W
Nostalgie des endroits qu'on ne connaît pas, j'aime bien le mot dans ce sens là. <br /> <br /> C'est Paris, du moins la limite extérieure, vu d'une passerelle métallique surplombant les voies ferrées. J'aime bien être en bordure, un pied dehors, un oeil dedans. <br /> <br /> (C'est dommage, sur canalblog les photos chargées apparaissent un peu floues, sûrement pour ne pas alourdir le site.)
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O
Ah mais je n'en conçois aucune honte ! tout au plus la nostalgie de ces lieux qui me restent étrangers... suis-je pardonnée quand même ? ('j'écris "nostalgie", mais "regret" serait certainement plus adapté)<br /> <br /> <br /> <br /> (assez loin de Lyon quand même, mais j'y ai vécu deux ans et je m'y rends de temps en temps) (je dois encore chercher ou j'ai droit à la réponse ?)<br /> <br /> <br /> <br /> En parlant de Noël, je vous le souhaite traditionnellement joyeux...
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W
Oui, vous avez honteusement échoué! <br /> <br /> Mais la bonne nouvelle c'est que le joyeux Noël arrive et que vous êtes pardonnée. <br /> <br /> (J'en déduis au passage que vous ne devez pas habiter loin de Lyon).
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O
(plantage total, donc. Voilà ce qui arrive quand le répertoire de références est trop maigre)<br /> <br /> Moi aussi, et souvent surtout la nuit.
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