Nu

L'aveugle ne voit rien.

Alors que lui, tout le monde le remarque dans la rue, avec sa canne blanche, avec son visage tourné vers le ciel, comme nostalgique de tout ce bleu qu'il ne peut plus percevoir.

L'aveugle est vu, on l'aide volontiers à traverser la rue puis on l'oublie encore plus volontiers juste après. Peureux, un peu, que le noir de l'aveugle soit contagieux et se répande en nous. On ne veut pas savoir que la vie puisse tenir debout sans l'appui de notre regard, encore moins que la cécité puisse un jour voiler nos yeux à nous, les gens normaux.

"Ah oui je vois des traces de laser" affirme l'ophtalmo.

Non ...  non jamais reçu de laser, je lui réponds (c'est bien une des rares choses dont je sois sûr dans la vie).

Simplement, les tissus de mes yeux sont ceux d'un vieux, d'un beaucoup plus vieux que moi. Du jour, récent, où j'en ai eu connaissance, la potentialité du mal s'est rapprochée à grandes foulées de moi, jusqu'à venir souffler dans la nuque de la réalité puisque, effectivement, je vois de moins en moins.

[jusqu'à ne plus rien voir du tout ?]

Hantise des hantises, peur suprême.

Privé des images, quelle valeur peut avoir la vie?

À quoi bon exister sans distinguer ?

À humer les fragrances de fraise provenant du parfum en stick que la fille en face, dans le métro, applique sur ses poignets et derrière ses oreilles ?

De fraise ? Non, de fraise tagada ! douce mais écoeurante, sucrée mais synthétique.

À écouter les motets de Charpentier ? ces belles polyphonies, oui si belles aux oreilles qui peuvent se régaler tandis que les paupières sont fermées.

Et pourtant ... si vite ennuyeuses lorsque la Sainte Chapelle ne leur sert plus de décor.

Voilà qui est cocasse :

moi qui ait passé ma vie à éviter de rencontrer les gens,

(tout juste en ai-je frôlé certains)

pour éviter d'être vu,

pour éviter qu'on sache que j'existe,

(voyeur à distance de l'existence d'autrui

dans la rue, dans les pages d'un livre)

voilà que je risque de ne plus jamais voir, tout en étant vu.

Et, autre fait cocasse, ma télévision affiche (depuis que la potentialité existe) un trait noir de haut en bas, une bande verticale de led hors service, comme pour signifier que là aussi le visible disparaît peu à peu.

La vie ne manque pas d'humour vache,

la vie passe son temps à faire des clins d'oeil,

indifférente au fait qu'elle parte en lambeaux.

Elle se croit drôle, spirituelle mais

peut être, peut être,

Pourrai-je dire Hallelujah,

Peut-être que cela rapprochera dieu de moi

Dieu qui est si grand,

Moi si petit, de plus en plus maladroit.

(malvoyant)

Rien que cet après-midi, j'ai raté une marche descendante, buté contre une marche montante,

cogné mon front sur une vitre épaisse.

Maintenant, c'est la fin de journée et c'est vendredi, alors les terrasses sont remplies de gens,

Heureux sûrement, happy hours obligent,

Ils consomment en tout cas

et rient,

et parlent,

se comportent comme s'ils étaient vivants et le seraient à jamais !

Et tous ces touristes en tenues d'été alors que l'automne a débarqué avec ses petits souliers; horreur prévisible due au réchauffement climatique : des touristes en short toute l'année, même en février!

Un groupe de femmes anglaises, middle-aged, qui descendent de leur Vélib', toutes sapées en coloris flashy (ça se voit de loin qu'elles ne sont pas d'ici), puis se dirigent vers un resto péruvien.

Et alors? Alors rien du tout, "es gibt".

Mes rétines - si faibles - sont fortes pour sélectionner les dames bien plus que les messieurs.

Des américaines très chic devisent bruyamment à base de "Yeah Yeah" au café Fika, le café suédois.

Les américains qui voyagent s'expriment avec une voix si affirmée, partout où ils se trouvent ! c'est normal car le monde, c'est partout chez eux.

Oh, cette seule paire de bottine doit valoir davantage que le loyer mensuel de mon appartement. Brusque pulsion de déchirer ces corsages hors de prix, de passer ma langue pour souiller ces maquillages si précis. Mordre à pleine dents dans ces chairs et en aspirer la vie.

Non non,

Mais,

à défaut de me noyer dans la grappa, la vodka, de partir en fumée avec la sativa, comment m'envoyer en l'air tout en restant là ? Je ne peux quand même planer en me gavant de kanelbulle ?

Plus loin, je manque d'être embroché par une file de japonaises sortant d'un "Flying Tiger Copenhague". Mais qu'est-ce qu'ils peuvent bien vendre là-dedans ? Est-ce que je regarde ? ou bien je me prépare déjà à être

ce voyeur qui ne verra plus,

le voyeur qui sera nu ?

Comments

[DuanraEnibas]

Est-ce qu'il s'agit de DMLA ?

La médecine et chirurgie des yeux a fait beaucoup de progrès,gardez espoir...

Mais je partage votre angoisse, ne plus voir la beauté du Monde, lire, ne pas voir venir le danger non plus...ça me semble insurmontable à moi aussi !

Puisque vous invoquez Dieu dans votre texte, j'ai cherché sur internet quels sont les Saints guérisseurs des pathologies des yeux, ils sont nombreux figurez-vous !!!

Votre texte est plein d'humour malgré tout...

S.