4 juillet 2022
Enfermé
La ville est laide, en déliquescence.
Dans les ruelles du centre, flottent des odeurs de vieux et de moisi, surtout lors des automnes pluvieux qui semblent durer, ici, d'interminables siècles.
Sur la porte d'entrée du fort délabré "bar des sportifs", proche de la mairie, un autocollant décoloré fait la promotion d'une foire économique se déroulant du 3 au 7 juillet 1990.
Le seul édifice récent du patelin est celui de l'entreprise de pompes funèbres "Galmier et fils", obligée de concevoir un plus grand bâtiment face à l'afflux inédit des cadavres sur le territoire.
Il faut dire que les morts s'entassent de plus en plus vite dans la commune, les pré-boomers passant l'arme à gauche tandis que les canicules successives balancent leurs vagues brûlantes sur leur corps branlant.
Pas de doute, le cimetière est le quartier de la ville qui connaît la plus forte expansion.
De la fenêtre ouverte de la cuisine, j'entends parfois des bruits venant de la maison d'en face, séparée du bâtiment où je réside par une petite cour abandonnée (envahie par le lierre, les fougères et les ronces).
Le voisin qui y habite lance fréquemment de brèves exclamations, contenant toujours les mêmes termes : "Ah putain, fais chier! ".
Quatre mots, pas un de plus, suffisent à exprimer le fond de sa pensée et l'espérance qu'il place dans la marche du monde.
Côté salon, au dessus de la rue, tout au long de la journée, se font entendre des reniflements si bruyants, que je me demande si la morve remonte ainsi jusqu'au cerveau du renifleur.
Impossible de le savoir, puisque toujours je l'entends sans jamais le voir.
La nuit, il arrive que des jeunes (ici comme ailleurs, "on" suppose toujours que les délinquants sont jeunes) brisent des vitrines ou crèvent des pneus, par ennui, pour ne pas devenir fou du manque d'horizon, pour ne pas se regarder vieillir dans cette cité puant la mort.
"Ah putain, fais chier! "
L'été, ça s'anime un peu, surtout les jours de marché. On voit alors des touristes déambuler en shorts et nu-pieds, des belges, des anglais, quelques hollandais et de gros allemands.
Ils admirent les anciennes pierres, dégustent de vieux fromages, respirent l'air pur des hautes montagnes.
Il est facile pour eux de sourire à la vie : ils possèdent en quantité à la fois le fric et le temps libre pour le dépenser. Mais, encore bien plus important, ils ont la liberté de pouvoir s'en aller d'ici une fois leurs petites vacances finies.
"Ah putain, fais chier! "
Dîtes moi, comment faire pour aimer un endroit lorsqu'on sait qu'on y est enfermé et qu'on n'en possède aucune clef ?
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