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Une âme effarouchée
11 août 2022

Ail ail ail

 

Mon frère nous avait invités chez lui pour déjeuner et pour rencontrer, par la même occasion, sa nouvelle compagne, Élodie. 
Je ne connaissais d'elle que ce qu'il m'en avait dit quelques jours auparavant : 35 ans, pas d'emploi, rencontrée dans la clinique psychiatrique où mon frère avait séjourné dernièrement. 
J'eus un choc en la voyant car elle paraissait beaucoup plus vieille que son âge et terriblement abîmée par la vie. 
Un visage de dépressive chronique, impression accentuée par sa diction lente, pâteuse, ses mots hésitants et bien souvent inaudibles. 
Il me répugnait de la regarder parler car sa bouche découvrait alors de petites dents noircies par le manque de soins et/ou l'abus de produits nocifs. 
Tout en ce repas criait "aïe" à mon oreille interne, j'entendais hurler - de façon feutrée certes - la douleur psychique du couple dépressif.
Dès l'apéritif : de l'ail mariné dans de l'huile de tournesol. 
Pour entrée : du préfou à l'ail dont je ne pus avaler qu'une tranche tant il était gras. 
En guise de plat principal : des poivrons farcis, incroyablement aillés. 
Élodie confessa - avec un sourire médicamenteux - qu'elle utilisait beaucoup d'ail en cuisine. 
J'aime l'ail, mais je n'ai réussi à ingurgiter ce poivron farci qu'au prix de gros efforts et accompagné de deux tranches de pain pour repousser la nausée plus loin. 
Constatant que les avant-bras d'Elodie présentaient de grosses cicatrices, je me demandais aussitôt si elle avait déjà tenté de mettre fin à ses jours. En la regardant, je ne me posais pas la question de savoir pourquoi elle aurait voulu se suicider mais plutôt pourquoi elle ne l'aurait pas fait. 
Je crois avoir découvert, à l'occasion de ce déjeuner, la profondeur et l'intensité de la dépression de mon frère. 
Non pas découvert, ça je le savais avant car il cumulait les séjours en clinique depuis quelques mois déjà mais je pense l'avoir - enfin - intégré, assimilé. 
Lui qui, plus jeune, ne sortait qu'avec des filles estampillées "top modèle", grandes, minces, dont j'étais d'ailleurs jaloux bien qu'elles ne correspondaient pas du tout à mon idéal féminin.
Là, je le découvrais avec sa nouvelle moitié "ratatinée", dont le physique piteux et le dynamisme absent devaient correspondre à l'état d'esprit régnant dans le crâne de mon frère. 
Ecoeuré, je l'étais également par moi-même, par la sévérité et la noire superficialité de mes jugements envers Élodie.
Il me semble que d'avoir touché du doigt (et du coeur, et du corps entier et de l'âme) la dépression dans le passé me rend à la fois plus empathique envers ceux qui la subissent mais aussi davantage irrité par leur situation. C'est un peu comme si je ne supportais plus que la dépression existe dans le monde une fois chassée de mon organisme. 
Il en est de même pour les alcooliques que je croise : je les plains du fond de mon coeur mais leur addiction (qui fût aussi la mienne) me dégoûte tant que je sens la haine me frôler dès que j'entends quelque part une diction avinée.
Après ce repas, et pendant plusieurs semaines, je ne fus plus capable d'avaler des plats contenant de l'ail, fût-ce en petite quantité. 
Je ne voulais plus ressentir d'aïe. 
Jamais plus.

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Commentaires
S
Dur, dur ces récits, douloureux ... Mais ce sont ces vies underground que l'on a tendance à nier ou ignorer et que nombre d'entre nous vivent ....
Répondre
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