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Une âme effarouchée
23 septembre 2022

Poivrée-salée

Je me souviens très bien de la dernière fois où je me suis rasé.
De ce matin là, avant que tout ne s'écroule et que les poils ne se mettent à pousser sans que je ne songe plus à les repousser.
Les poils, cette armée obstinée, infatigable marée montante qu'on ne peut que ponctuellement décapiter.
Face au miroir, la mousse à raser blanc bleuté.
Le rayon de soleil transperçant le velux pour venir s'écraser à mes pieds.
La buée sur le miroir lorsque mon nez le frôle, le vertige éprouvé lorsque j'aperçois le reflet de mon visage déformé dans la prunelle de mes yeux.
Je repense à tout cela et je me retourne sur mon tas de carton humide, incapable de trouver la paix alors que la nuit tombe en même temps que le froid se lève.
À la rue.
Je suis à la rue.
J'ai, certes, toujours été à la rue psychologiquement, socialement, si souvent "dans ma bulle". Dorénavant, je le suis aussi économiquement, au sens le plus terre à terre.

Et la terre est bien dure. 
La misère s'est infiltrée dans ma vie lorsque l'acérée réalité est venue percer la fragile bulle isolante.
Mes fesses raclent le macadam.
Ma tête bourdonne de faim, de froid et d'ennui.
Mes mains fouillent les poubelles, se battent avec des pigeons pour un reste de pizza, des débris de sandwich souillés par les déchets urbains.
J'étais propre, avant, d'une hygiène exemplaire.
Je brossais mes dents après chaque repas, allant même jusqu'à faire passer une brossette entre chaque interstice pour en déloger toute éventuelle impureté.
Avant, quand je vivais vraiment.
Maintenant la crasse et le tartre me tiennent compagnie, collant ma peau, colonisant ma bouche. A t'on déjà vu amis plus intimes?
Je ne peux tourner la tête, encore moins la pencher, sans que ma barbe poivrée-salée ne frotte contre mes haillons.
Hirsute irrité, me voilà écrasé par la certitude intime que jamais plus je ne me raserai.

À quoi bon?

Sans événement ni rencontre, plus rien ne défile dans ma vie que le temps, aussi invisible que le vent.

Grâce à mes poils qui s'allongent, je peux voir le temps pousser pendant qu'il passe, lui seul promettant de m'emmener ailleurs, un jour, loin d'ici. 

 

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Commentaires
O
[C'est drôle, parce que ce jour, vers 11:30 justement, c'était une femme, assise sur un banc. Chevelure poivre et surtout sel, *dreadlockée* en arrière, du moins le croyais-je avant de m'approcher et remarquer l'énorme amas comme de laine bouillie, et je me suis demandé depuis combien de temps elle avait *jeté le peigne*... ]
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