Passer un moment

"Normal? Normal tu dis?! Mais la normalité c'est juste une sale habitude!"

Sylvie Klaczek sourit en entendant - elle ne sait qui  dans la salle - proférer ses vérités d'une voix avinée.

Aujourd'hui, elle est de bonne humeur, comme chaque fois qu'elle sort d'une séance de kiné. Croiser dans la salle d'attente des gens plus mal en point qu'elle (notamment cette femme amputée d'une jambe) lui fait sentir à quel point elle est chanceuse de posséder tous ses membres, d'être encore jeune et indépendante.

Sylvie Klaczek est assise non loin de l'entrée de la brasserie. Elle aime observer les passants qui circulent dans le centre ville, piéton et commercial. Beaucoup ont les mains prises par des sacs de courses, les plus chanceux par les doigts entrelacés d'un être aimé. Non loin de là se trouve le "Miss Kebab", fast food au personnel 100% féminin dans lequel une place lui a été promise; elle hésite à l'accepter (elle hésite beaucoup de façon générale).

Un client du bar, sorti un instant fumer à l'extérieur, revient à sa place et, se plantant devant elle, lance "salam alikoum". Sylvie Klaczek ne sait quoi répondre, elle se contente de sourire légèrement en regardant le sol.

"ça veut dire bonjour en arabe"

"Ah, ok, je ne suis pas arabe"

"oui mais c'est pas parce qu'on est en France qu'on est obligé de parler français! "

L'arabe ne semble pas saoul, son haleine est plutôt teintée arabica. Au dos de la main qu'il a posée près de la tasse de thé de Sylvie Klaczek, on voit un tatouage d'un poids en fonte entouré par deux ailes d'ange. Elle se demande l'effet que produirait cette grosse main si elle se mettait à caresser sa peau, notamment là, tout en bas de son dos, où se trouve tatoué le lapin d'Alice et sa montre à gousset.

En retard, en retard... Sylvie se demande si Klaczek sera toujours en retard sur la vie. Alors, elle relève la tête et, en guise d'invite, sourit au visage de l'arabe qui, un peu étonné, sourit en retour puis s'installe sur la chaise en face d'elle.

"Non, j'aime pas ça" le client philosophe de tout à l'heure retrouve sa verve "j'aime pas faire ça, non non non, faut pas croire... au contraire, je crois même que ça me dégoûte un peu... mais au moins ça passe un moment".