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Une âme effarouchée
10 avril 2022

L'ami figue, mi raisin

L'infirmier et son ami s'étaient concertés afin de profiter d'une journée ensoleillée (encastrée dans un pluvieux mois d'avril) en parcourant un circuit de randonnée devant les mener jusqu'à la cascade du creux de l'Oulette.
L'infirmier connaissait depuis l'enfance l'ami de l'infirmier.
Pouvait-on, en ce jour printanier, toujours parler d'amitié?
Il paraissait difficile de répondre par l'affirmative car les deux hommes ne s'étaient pas côtoyés depuis plus de 20ans.
L'infirmier était à l'initiative de ces retrouvailles, il avait effectué d'intenses recherches afin de localiser son vieil ami et de dénicher ses fuyantes coordonnées.
Il avait dû se révéler convaincant, un peu insistant, pour que l'ami de l'infirmier consente à cette rencontre, synonyme de plongeon dans le passé.
L'existence de l'infirmier ressemblait à ce qu'on qualifie ordinairement de vie réussie. Il était marié, reconnu professionnellement, avait engendré deux enfants, un garçon et une fille. L'ami de l'infirmier sentait bien qu'il aurait dû faire semblant de s'intéresser à cette progéniture mais il ne trouvait aucun angle sur lequel sa curiosité puisse s'incliner jusqu'à ces deux jeunes êtres qu'il ne connaissait pas.
Ne désirait pas connaître.
Idem pour l'épouse de l'infirmier : ce devait être une femme aimable, munie de deux yeux, avec deux jambes, deux bras, une paire de seins ayant allaité (ou non) ses enfants, mais en quoi tout cela le concernait-il vraiment?
L'infirmier parlait beaucoup et rapidement.
Son débit oral ne s'était pas tari depuis l'époque du lycée, il continuait de s'interroger sur de multiples sujets de société ou de science.
L'ami de l'infirmier trouvait quelque peu obscène le contraste entre la vivacité des propos et le visage ridé, le crâne déplumé de l'infirmier.
Où était donc passée cette longue chevelure de rebelle arborée pendant toute l'adolescence, comme une marque profonde de sa personnalité?
D'un côté un corps usé, un visage éreinté, de l'autre des phrases fringantes, un enthousiasme affirmé... quelque chose clochait dans ce tableau, il y flottait au moins un soupçon de chiqué.
Tandis qu'ils marchaient à pas modérés sur le circuit balisé en jaune de la randonnée, l'ami de l'infirmier voyait à côté de lui les lèvres de l'infirmier remuer, ses yeux se tourner vers lui par intermittence, sans qu'il parvienne à se concentrer sur le sens des paroles qui sortaient de cette bouche trop féconde.
L'ami de l'infirmier avait perdu le sens de l'altérité, égaré le goût de l'écoute, il s'ennuyait et regrettait de ne pouvoir profiter de ces lieux bucoliques en solitaire.
Il n'avait accepté cette randonnée que parce que l'infirmier avait une voiture pouvant l'amener au milieu des bois, là où ses jambes seules n'auraient pu le tracter. Il brûlait de découvrir enfin cette fameuse cascade du creux de l'Oulette dont il avait souvent entendu parler, cette journée en était l'occasion.
Voilà tout.
Il n'avait que faire de la nostalgie d'un vieux quadra sans cheveux, jadis son ami, en quête fébrile d'une fontaine de jouvence dont il espérait faire jaillir les eaux par simple évocation de souvenirs poussiéreux.
L'ami de l'infirmier désirait tant inhaler en paix la senteur de la sève réchauffée par l'ardeur des rayons du soleil. Il priait que le silence des mots fasse remonter plus haut le doux glouglou de l'Oulette au creux du ravin. Et se demandait si son regard croiserait bientôt le vert éclatant des cétoines dorées, sur le trajet sinueux de ces petits sentiers.
Prétextant un besoin pressant, l'ami de l'infirmier interrompit l'infirmier au milieu d'une phrase évoquant de lointaines années de scolarité.
Il n'en pouvait plus du brouhaha du passé qui se superposait au présent, déjà bien trop bavard.
Il s'éloigna à pas lents, comme cherchant l'arbre idoine, le lieu propice à réceptionner le jet de son urine. Progressivement, l'ami d'enfance de l'infirmier se mit à allonger le pas, puis à courir au milieu des bois, de plus en plus vite.
Les branches basses des arbres avaient beau fouetter son visage, le ravissement le prit tandis qu'il s'enfuit.
Au loin, un geai poussa son cri.
Là-bas, là-bas il sera en paix.
Au loin.
Seul. 
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